PUBLICATIONS // EDITION // CREATION GRAPHIQUE // PHOTOGRAPHIES
éd. PRESSES Université François Rabelais, Utopies féministes et expérimentations sociales urbaines, Tours, 2006 (collectif) // éd. espaces.regards, Bruxelles, 2006 // Théâtre National, Bruxelles, 2009
Imagyne
_ Réponse à une invitation de l’Université de Tours en France: ‘Utopies féministes et expérimentations sociales urbaines’, colloque, MARS 2006
Texte et projection d’IMAGYNE, regard multiple et genré de la ville de Bruxelles.
_ Publication et projection lors du colloque, l’Architecture sexuée, à la Cambre-Architecture Bruxelles, NOVEMBRE 2006
Publication 2006 © Editions espaces.regards ESPACES.REGARDS
_ Projection d’IMAGYNE au Théâtre National à Bruxelles, lors du Festival des Libertés, JUIN 2009
« Imagine que ta mère et avant ça ta grand-mère se soient battues pour que les portes de la société s’ouvrent à toi, que tu puisses voter, participer à la vie politique de ton pays , choisir ton style de vie, mais que toi, aujourd’hui, tu continues à t’essouffler entre les couches-culottes du plus petit, les devoirs des plus grands, les clients qui t’appellent alors que tu prépares le repas du soir, et que ton homme rentré, tu lui jettes ton venin à la figure. Ton venin de femme surchargée, ton fiel de femme aigrie ou simplement de femme énervée.
Imagine alors que tu ouvres le journal et qu’en dernière page, se dresse le portrait de celle que tu aurais aimé être : battante, à la carrière prometteuse, mère de deux enfants, et que cette image te renvoie à ta propre vie, à tes propres choix, à ta réalité ou à celle de ta meilleure amie. Où en es-tu, dans cet amas de questions, coincée entre ta culpabilité, ton besoin de reconnaissance, même au sein de ta famille, ton envie d’épanouissement ?
Imagine que, pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, tu choisisses la ville comme cadre à ton quotidien. La ville avec ses promesses d’emplois, la ville avec sa proximité, sa promiscuité parfois, la ville avec ses transports en commun, sa palette de loisirs, ses parcs pour promener les enfants, ses lieux où rencontrer ses amis ; son impression de tolérance, sa multiculturalité, sa diversité. Son chaos aussi qui éveille en toi ce sentiment d’insécurité, réel parfois, angoissant souvent. Ses murs te renvoient à l’image de la femme parfaite que, même fugacement, tu rêves d’être. Les regards te dévisagent, suivent tes pas dansants, alourdis d’autre fois, pressés, ou encore, hésitants. Parfois ces regards t’évitent, ou pire, t’ignorent et tu te sens seule parmi la foule urbaine.
A ton tour, tu réveilles tes sens, balayes du regard les rues, les places, respires l’air autour de toi, tends ton corps en avant et, intriguée, pars à la recherche de cette ville qui est la tienne.
Imagine alors que les trottoirs soient rabaissés pour t’éviter des efforts inutiles lorsque tu emmènes ton fils en voiturette à la crèche et, plus vive, tu as le temps d’attraper ta première correspondance pour aller à ton boulot. Que la deuxième s’enchaîne, sans te laisser de répit, et que pour une fois, tu entames ta journée de bonne heure. C’est bien, ce soir, avant de ramasser les enfants, placés à gauche et à droite, tu auras quelques minutes pour passer au magasin chercher de quoi faire le repas. Peut-être prendras-tu le temps de remplir ton panier intelligemment en choisissant des produits qui respectent l’environnement. Tu as d’ailleurs lu ce matin un article sur une campagne de sensibilisation destinée aux mères de famille qui, disait-il, sont responsables de la plupart des achats du ménage. Finalement, le temps que tu auras gagné ce matin te permettra de donner le bain aux enfants et d’éviter à ton compagnon de retrousser ses manches. Peut-être sera-t’il ainsi plus détendu et pourrez-vous entamer une vraie conversation sur la politique, les arts ou autres faits de société.
Imagine que tu oses prendre le métro à une heure tardive et parcourir les quelques mètres qui te séparent de l’Opéra où tu vas rejoindre des amis, allongeant le pas, sereinement, sur le trottoir bien éclairé, au lieu de longer le bas des façades d’où quelques fois se dégage une forte odeur d’urine. Une sacrée manie, ce besoin d’uriner ou de marquer son territoire. Tu ne peux concevoir de te soulager en pleine rue, heureusement, tu y as pensé avant de partir. Il y a d’ailleurs fort à parier que la file d’attente des toilettes féminines soit telle à l’entracte que tu risquerais de rater le début du second acte. Depuis le temps, qu’entre amies, autour d’un plat bien arrosé, vous rigolez mi-figue, mi-raisin, de vos déboires urinaires, pudiques et fiers -vous valez mieux que cela- vous n’osez imaginer que les architectes et les commanditaires se réunissent autour de la table pour modifier la perfection symétrique de leurs plans afin de vous octroyer un peu plus de surface pour vos commodités personnelles.
Imagine encore que, dans la mouvance du moment, tu participes à ces fameuses marches exploratoires, venues dit-on du Canada, pour sillonner ta ville et pointer du doigt chaque trou noir, aspérité ou autre encoignure. Qu’interpellée dans la nuit, tu rejoignes la liste anonyme des agressés du jour ou de la nuit, sexes et âges confondus. Que ces statistiques retranscrites dans la presse, à l’aube des élections, te donnent un sentiment d’insécurité profond, que les politiques s’empressent de soulever, promesses à l’appui. Te voilà rassurée, une ligne de bus est prévue spécialement pour les femmes qui, comme toi, se promènent seules dans la nuit tombante ; les îlots seront refermés, lissés, la ville brillera de mille feux pour t’attirer dehors et, d’une pierre deux coups, inviter les touristes à admirer ses plus beaux quartiers. À ta manière, tu participes ainsi à la promesse d’une économie florissante de ta ville.
Mais voilà que frôlée par un véhicule alors que tu quittais le trottoir, toujours plongée dans tes rêveries, tu prends conscience qu’à l’instar des enfants rois, la voiture règne partout dans les rues de ta Cité. Nouveau monde, nouveaux règnes. Imagine alors ce que serait la ville de demain si les voitures restaient en retrait et les vélos prenaient le relais. Tu t’imagines sur un vélo, casque sur la tête et gilet fluorescent. Tu as lu, un mot glissé dans le journal de classe de ton aîné, que des associations féminines organisaient des cours de conduite à vélo, pour les femmes et les enfants. Étonnée de l’absence d’information dans la brochure sur les possibilités offertes aux hommes de découvrir cet autre mode de déplacement, tu en as déduit que sans doute, l’ayant appris plus jeune, ils ne devaient pas passer leur temps libre à ce genre d’exercice, s’impliquant d’une autre manière dans les actions écologiques… et éducatives.
Imagine ensuite que juchée sur ton vélo, sous un soleil éclatant, tu cherches l’ombre d’un arbre pour te poser un peu. Tu te rappelles ce terrain vague, coincé entre deux immeubles, promis à un beau coin de verdure, et, guillerette, repars de plus belle en direction de celui-ci. Te voilà arrivée. Là où tu croyais voir fleurir les premières fleurs du printemps, écouter les pépiements des oiseaux assourdis par le cri joyeux des enfants, tu fais face à une palissade. La Promise t‘apparaît sous son plus beau jour, d’ailleurs elle se nommera « Beauséjour » : Trente-six appartements avec vue. De luxe. Luxe d’avoir un garage, un balcon, un immense séjour et comble de tout, une cuisine américaine. Tu penses à ton amie Amira, qui malgré la situation prospère de son époux, ne pourra imaginer s’installer ici. Où se mettrait-elle dans cet espace ouvert, sans jardin secret, ni lieu bien à elle à discuter avec ses sœurs, ses filles, ses amies, de choses et d’autres, à entreprendre l’une ou l’autre tâche qu’elle seule peut ou veut accomplir ?
Echaudée par tant de questions, tu n’as pas vu le temps passer. Ce temps que ta conscience t’empêche trop souvent de prendre pour toi. Tu t’interroges encore sur ce qui te fait toi, femme. Aujourd’hui, tu as regardé la ville, ta ville, différente. A force de la vivre chaque jour, de suivre un itinéraire précis, réglé par les jours de la semaine, tu n’as pas remarqué qu ‘elle se déployait de la sorte. Tu la pensais autre. Par à coups, belle, insupportable, écrasante, dangereuse ; inadaptée, toujours. Inadaptée à ta vie, à ton corps, à ton rythme. Tu n’avais pas imaginé, qu’en te déplaçant, tu verrais les choses autrement. Tu n’es pas encore sûre d’en avoir saisi tout le sens, une part de la ville s’est dérobée à toi, a gardé son mystère. Ca te ravit, cet autre tu le laisses à d’autres. Pas seulement à l’ancienne majorité qui a érigé les plans de ce nouvel urbanisme, mais à ceux qui la vivent dans l’ombre, à ceux qui l’utilisent, à ceux qu’elle protège, à ceux qu’elle nourrit. Mais, tu l’imaginerais bien sous différents aspects, offrant de multiples services, libérée de ses entraves.
Non. Tu t’imaginerais bien échappée de ton rôle de victime face à son bourreau. Reprenant les rênes de ta vie. Ta vie de femme, mais aussi de citoyenne de la terre. Oeuvrant à l’adaptation de la ville pour les insatisfaits d’aujourd’hui, pour ceux qui ne trouvent pas d’abri, faute d’appui, pour ceux qui ne peuvent se déplacer car personne n’a songé à eux. Pour rendre l’air respirable, diversifier les quartiers, empêcher son lissage au nom du langage international, et aussi son remplissage qui filera dans les poches des nantis. A l’instant même, tu prends conscience de ton importance. Car tu es unique. Et ce regard unique viendra s’ajouter à d’autres regards, uniques eux aussi.
Tu repars, et tu imagines…
Tu imagines ce qu’aurait été ta vie si tu avais été préparée différemment à ton rôle de femme, ou encore à ton rôle d’être humain. Si ta nature entière avait été prise en compte et non pas dirigée selon les apparences. Si dans les cours d’école, on t’avait glissé un ballon entre les pieds, proposé d’échanger tes jouets avec ton petit camarade, invité à prendre la parole autour du tapis d’éveil.
Tu imagines ce que tu aurais été si tu avais pris conscience de ta propre valeur, de tes spécificités, pas uniquement celles que l’on t’a inculquées de génération en génération, pas seulement celles que l’on veut bien te reconnaître, mais celles qui te sont propres, qui forment ta belle personne. Si tu n’avais pas senti à tout moment, sous le regard enveloppant de ton père, que tu étais à protéger, pauvre petit moineau déplumé, et que pour lui plaire ou aider ta maman, tu te sentais investie de la mission de participer à la préparation du repas, de faire le lit de tes frères, trop occupés à jouer dans le jardin.
Tu imagines les histoires que tu pourrais raconter, avant d’éteindre la lampe, à tes enfants, à ceux de tes amis, où pour une fois, Maman ours rangerait son tablier et Papa ours son râteau, et qu’ensemble, ils partiraient faire un merveilleux voyage à la découverte de leurs cousins du pôle Nord. Tu te vois les éduquer, tu t’entends leur parler. Que leur dis-tu, que transmets-tu ? Une certaine façon de voir les choses, qui complète celle de leur père, la devance ou la rejoint parfois, souvent, selon les sujets, les situations. Les protèges-tu ou les prépares-tu à être les adultes de demain, responsables de leur vie, dans l’acceptation de l’autre, hommes, femmes, enfants, vieillards, blancs ou de couleurs, handicapés, malades ou bien portants, riches, pauvres, célibataires, en couples, avec ou sans enfants, hétéro, homo, beaux, moins beaux, idéalistes, athées, religieux, agnostiques. Dans le respect et la connaissance de leurs croyances, us et coutumes, de leurs désirs, de leurs différences.
Tu imagines la vie des autres femmes. Celle de ta meilleure amie, celle de ta voisine de palier, celle de la passante que tu croises dans la rue. Mais aussi, celle des femmes des magazines, des reportages, des femmes croisées ailleurs, loin de chez toi, aperçues, ombres fugitives au détour d’un voyage. Et tu les trouves parfois tellement différentes, toutes ces femmes, toutes ces vies. Rarement, tu n’avais vraiment pensé que l’humanité était à la fois si semblable et si différente. Que, finalement, tu ressemblais plus à ton frère, qu’à ta voisine, que tu participais aussi à l’éducation des décideurs de demains. Ceux qui construiront la ville future.
Alors, imagine… Encore et encore. »