A CORPS PERDU

PUBLICATION

in URBAMOUV, Danser la ville pour transformer le quotidien urbain et questionner le genre, Les Déclics du genre - Zazimut asbl, Bruxelles, 2013

URBAMOUV

Il est inutile de tenter de comprendre la nécessité d’être dans son corps, pour vivre, percevoir et concevoir la ville, si nous-mêmes ne vivons, percevons et concevons notre propre corps. Il ne s’agit, dans ce cas-ci, de faire un quelconque parallélisme entre la structure, l’organisation de l’un et de l’autre, ni encore de donner vie à la ville en tâtant de son pouls, découvrant ses artères ou se promenant au coeur de ses poumons verts…

Il s’agit d’être dans notre corps. Encore plus qu’à son écoute. Et parcourir ainsi la ville inerte. Car la ville est sans vie, c’est le corps (et les âmes) qui l’anime. C’est lui, bien avant les arbres, les fontaines, les bancs, les lumières, les parcs, les parterres qui interagit avec l’espace et le rend vivant. Un banc prend vie suivant la manière dont nous l’utilisons : on s’y dépose, on s’y vautre, on s’y couche ; on le contourne, on l’évite, on l’enjambe. Il devient notre allié quand il se présente sur notre route après une longue marche ; il peut être un obstacle quand, au milieu d’un trottoir surpeuplé, nous buttons sur lui ; il est nécessaire lorsqu’il peut accueillir un corps, la nuit ou le jour, qui ne sait où dormir autre qu’à même le sol… Penser la ville, sans penser à ce que les corps pourront en faire, c’est prendre le risque que le corps ne trouve sa place et évite le lieu. Un lieu, pensé pour être paisible mais dont le corps a été oublié, sera en passe de devenir désert et invitera à sa suite un éventuel sentiment d’abandon. Car plus que jamais, les villes sont pensées pour être belles et efficaces, régies par les lois de rentabilité, d’hygiène et de vélocité, aérée par une brise écologique et sociale -tout ce qui a de politiquement correct-, au point de contraindre les créateurs à vendre des concepts aux coûts maîtrisés et argumentés, sans le moindre M2 perdu où se lover dans l’in-utile.

Mais qu’est-ce que ce corps ? Que sommes-nous ? Un être plein de vie, un être de plein et de vide, de sens et de sensations, fait de mouvements et d’inertie. Contenant et contenu, une enveloppe poreuse posée sur une structure osseuse, au sein de laquelle sont suspendus organes, viscères, veines, tendons, irrigués par nos liquides, oxygénés par l’air qui y circule, le tout animé par le cerveau. Or, de nos jours et dans notre société, celui-ci prédomine, coupé du reste, il pense, il agit, presque croit-on, en solo. Nous traînons le reste du corps, négligeons son assise, tordu, voûté sur sa chaise, la respiration retenue, saccadée en fractions de micro-apnées. Mais aussi, surtout, nous sommes corps et nous faisons corps. « Le corps est un lieu. Je suis partout où est mon corps. Mon corps est dans mes écrits. Une écriture, une pensée, c’est un corps. » rappelle le philosophe, Jean-Luc Nancy.

Vivre la totalité de son corps n’est pas expérience aisée. Notre rapport au corps est filtré par notre éducation, notre vécu, le regard que nous portons sur lui et celui qu’on a porté sur nous. La société, la première, nous y encourage si peu, en valorisant le cérébral au détriment du physique. La technologie réduit l’ampleur de nos mouvements. Il n’est plus nécessaire de bouger pour se déplacer, plus besoin d’espace pour travailler, jouir, lire, et même s’isoler. La politique du petit, de la miniaturisation, s’impose. Nous avons perdu le luxe de l’espace et sur-investit l’univers des objets. Il nous faut donc chercher hors de nous pour vivre , là où pourtant vivre ne peut se faire sans nous. C’est vers ce retour à l’évidence que des mouvements, tel le Collectif en Transit, nous ramènent … Toutefois, si cet état d’être semble évident pour la plupart des danseuses et danseurs, c’est loin d’être le cas pour l’urbain-e que nous sommes.

Comment alors accéder à cet état de conscience du corps ? Comment faire lien et bouger véritablement avec lui ? Le petit enfant, fille ou garçon, nait instinctivement en ne faisant qu’un avec son corps. La pression qui agît sur le bébé lors du passage par les voies naturelles l’aide à concevoir cette enveloppe corporelle comme un tout indissociable et …défini ; le début de la compréhension de dissociation d’avec le corps de sa mère. Au fil du temps, l’environnement dans lequel l’enfant évolue va contribuer à maintenir ce lien ou au contraire provoquer la rupture nette ou progressive avec son corps. Aujourd’hui, les modules de psychomotricité ont remplacé les arbres, et les jeux vidéo ont fait passer de physique à virtuel, les jeux de rôles. L’enfant est de moins en moins en mesure de palper et tester l’espace qu’il découvre. Chacun de nous peut retracer la perte de ce lien. La surprotection ou la maltraitance, le type d’éducation, notre milieu familial et notre propre rapport au corps y ont contribué. Mais chacun de nous a aussi la capacité de rassembler, à des degrés divers, le corps et l’esprit, en commençant par l’évidence : ré-apprendre à respirer. Car, comme le rappelle le danseur et chorégraphe, Sidi Larbi Cherkaoui, dans le mot « esprit », du latin spiritus, le souffle, réside la racine du mot « respirer ». La conscience de notre corps passe par ce flux et reflux de l’énergie qui nous traverse…et nous donne corps.

(F.M.) Bruxelles, 14 octobre 2013