PUBLICATION
L’Esprit des Villes 2014, éd. Infolio
Bientôt 14 heures. Je me dépêche, à 10 minutes à pieds de la Place Bethléem de Saint-Gilles. A l’approche du lieu de rendez-vous, je ralentis le pas, hésitante, un peu intimidée par l’événement annoncé. Je longe la bordure de pierre taillée qui délimite la place, enfonce bien les talons dans le sol et respire profondément. Je me donne un peu de contenance en scrutant les premiers signes. Les rassemblements, petits et grands, me mettent mal à l’aise, ces moments où précisément, on doit être là, en un lieu, en une heure. Je n’aime attendre et être attendue. Entre les arbres et le mobilier urbain, se trouve une jeune femme qui donne du pain aux oiseaux. Le geste de sa main, le poser de son pieds ne sont pas tout à fait coutumier d’une donneuse de pain. Les pigeons n’y voient rien et l’entourent en quête de pitance. Il y a de la grâce, de la beauté qui se dégage de sa lenteur, se frayant un passage à travers les volatiles. Face à face, assis sur des bancs de pierre, des hommes discutent. A peine font-ils attention à elle. La pente douce du trottoir m’entraîne jusqu’à la pointe de la place, où je pénètre dans l’antre de la petite scène formée par les marches en demi-cercle qui l’entourent et la surplombent. Choix du hasard ou non, la place a tous les airs d’une agora, d’un théâtre en plein air, grandeur et classicisme de son dessin urbain tamponné par un kiosque à l’ancienne, en plein quartier populaire et immigré de cette partie de Bruxelles. Déjà, quelques personnes patientent sur les bancs alentours ou les imposantes bordures des parterres. Tous convergent vers le centre évidé de la place. Une jeune femme m’accueille et invite à se poser, se déposer en quelque endroit de la place, debout, assis, circulant ou traversant le lieu encore inoccupé. Je rejoins le seul visage connu, souriant et lumineux de Vinciane et ensemble, nous rejoignons une autre femme, assise dans l’attente, un carnet sur ses genoux. Nous papotons quelques instants ; distillée dans nos propos, un peu de gêne suscitée par l’incongru de la situation : que voir, que regarder, qu’observer ? Nos regards balaient la place sans négliger les alentours, en quête de mouvements différents. Au loin, une jeune femme vêtue d’ocre vert ramasse des mégots avec une ramassette et une balayette. Elle s’affaire, le buste penché, sautillant sur ses jambes tendues et écartées ; le nombre de mégots trouvés l’empêche de se redresser. Elle progresse, d’une efficacité sans faille, jusqu’à se glisser entre les pieds des personnes assises. De légers rires la suivent. Petit à petit, une silhouette perchée en haut de la place attire mon attention. Posément, elle parcoure les gradins, suivant leur courbe et sautant doucement de l’une à l’autre à leur extrémité. Mes yeux oscillent de droite à gauche, au rythme imposé par celui de ses pas, qui entraîne à nouveau mon regard vers une nouvelle jeune femme, peau albâtre et cheveux noirs, qui de plus en plus nettement, vient confirmer que quelque chose a démarré. Elle se tient droite, tendue vers le ciel, les bras cherchant à le toucher. La gestuelle de son tronc, de ses membres ne laisse plus place au doute, un mouvement dansant l’anime. Les hommes de tout à l’heure ne s’y trompent point non plus. Leur conversation s’interrompt. Ils tournent la tête en tout sens ; remarquent celle qui nourrit les pigeons, celle qui descend les gradins, celle, surtout, qui, à quelques mètres d’eux, est prise d’un mouvement du corps bien autre que ce que leur quartier autorise. L’agacement se fait sentir, l’insulte pointe, puis fuse, lorsqu’à son paroxysme, une femme fixe de l’objectif ces instants dansants. Car c’est bien de danse qu’il s’agit. Des mouvements qui prennent naissance sous nos yeux, qui passent de l’anodin urbain à cette appropriation du lieu. Par leur corps, elles l’habitent, le transforment en espace vivant, réveillant progressivement notre envie, d’être à notre tour, dans le nôtre. Le nôtre de corps, le nôtre d’espace. Elles font leur, ce lieu réputé difficile, dit dangereux et peu accueillant, malgré ses arbres joliment plantés, ses bancs de pierre en suffisance, son tracé théâtralisé, et même, ses hautes barrières qui le protègent, dont on ne sait contre quoi, mais si elles sont là, c’est qu’elles doivent bien être utiles. Finalement, les hommes partiront, repoussés par les mines désapprobatrices des individus tout autour. Qui sont-ils ? Des spectateurs, comme moi qui ai été préalablement conviée, de simples usagers de l’espace urbain qu’ils traversent ou installant leur regard, leur corps quelques instants, deviennent-ils occupants du lieu ? Nombreux sont ceux qui ont diversement disserté sur ces notions de lieu et d’espace, leur différence, leur transformation d’un état à l’autre. Mais en cet instant précis, l’être ne s’en soucie. Il vit, prend corps comme il le peut. Un fait est qu’il est là, un fait est qu’il parcoure, se pose et se déplace, utilise, occupe, exploite ou subit l’endroit - lieu, espace ou site -. A cet instant, l’endroit n’a pas d’autre nom que celui que chacun veut bien lui donner : la place B., la nouvelle place, la place du kiosque, là où on s’est vu la dernière fois, ou la première, le dégagement d’entre les immeubles, là où on a braqué le bijoutier, là où demain, je dirai, le lieu de performance du Collectif en Transit.
Six danseuses se croisent au sein d’un même cours de danse et se rassemblent. Elles viennent d’horizons divers, Belgique, Colombie, Espagne, Ile de La Réunion, et leurs parcours diffèrent : danseuse, performeuse, plasticienne, ergothérapeute, enseignante, Dr en histoire, anthropologue,… En 2009, elles forment le Collectif En Transit avec l’envie de donner un sens aux mouvements que techniquement elles apprennent. Et, telle une évidence, prennent comme point de départ, la transhumance. Si l’étymologie du mot fait référence à la terre (humus), sa musicalité invite l’humain, à se trans-porter, se tran-former, se tran-bahuter, bref tendre vers un « delà », par-delà/au-delà, … C’est donc la danse qu’elles vont transporter, transborder au-delà des murs. Elles tâtonnent, cherchent, s’explorent et explorent le dehors. La ville, la leur, devient leur lieu de danse et de performance. Elle est avant tout leur point commun, l’espace qu’elles arpentent au jour à jour, qu’elles utilisent. La ville tout naturellement devient leur laboratoire, lieu d’expérimentations urbaines. Les interrogations couvrent un large champ, propre à chaque expérience, à chaque histoire, à chaque sensibilité : Qui fait la ville aujourd’hui et pour qui la conçoit-on ? Comment se l’approprie-t-on, originaire d’ici et d’ailleurs ? Comment participer à son élaboration, son évolution et son amélioration ? Pourquoi ne change-t-on pas ce qu’on a décidé de changer ? Elles questionnent ainsi la ville et entraînent les occupants, passants, usagers, devenus spectateurs d’une performance, tout autant que spectateurs des décisions urbaines, à entrer dans la danse, à passer au-delà, enjamber les gradins qui les séparent de la scène et devenir les acteurs d’un mouvement qui semblent nous mettre à distance de son évolution. Par leur corps, elles entrent en résistance. Elles s’indignent de ces lieux sordides, délaissés des autorités et transformés en pissoir. Elles les marquent à leur tour et par la gestuelle de leur corps, en change la nature. Elles s’indignent de ces passages où la voiture prime sur le piéton et interrompent la circulation pour laisser passer le troupeau, à son propre rythme. Car elles ralentissent le pas et nous le font ralentir. « On peut se sentir bien ou mal dans un espace, en fonction de son architecture, de son urbanisme, mais aussi de son usage quotidien. Des espaces traversés journellement par des personnes qui marchent très rapidement, qui vont chercher leur train. Toutes ces traversées rapides marquent ces espaces» , commentent-elles. Elles interrogent aussi nos limites corporelles et territoriales, que la densification urbaine en cours ne va cesser d’accentuer. Quelle est la limite de mon corps, celle de mon territoire que je ne veux que tu franchisses, que je ne veux donner à l’autre ? Quel est mon rapport à cet autre corps que je mets à distance, frôle, touche, subis ? Elles nous entraînent dans des balades dansées, s’arrêtant dans des lieux choisis où chacune explore un thème. Catherine est aussi anthropologue et travaille au coeur même du logement social. Au sol, elle trace des carrés contigus de 1M2. Chaque intervenant investit un carré et le privatise en y dessinant à la craie des objets personnels. Qu’est-ce qui fait que cet espace est le mien et non le tien ? Quel est donc mon territoire et surtout ma perception du territoire ? Pour entrer en contact avec l’autre, s’ouvrir au monde, il nous faut d’abord prendre conscience des limites de notre corps et le délimiter dans l’espace, stabiliser notre centre, avant d’ensuite, entrouvrir la porte, laisser filtrer de nous-même au-dehors et laisser s’infiltrer de l’autre en dedans ; sentir, découvrir ainsi notre niveau de porosité. Il nous faut définir l’entre qui sépare l’autre de soi et cette définition ne pourra être qu’individuelle en fonction de notre expérience de l’entre. En un temps, en un lieu, la définition évoluera, certains lui donneront matière, d’autres percevront son vide, l’absence de matière de l’entre. Au fur et à mesure de l’évolution de la performance, le territoire des unes va se vider pour envahir et investir celui de l’autre, jusqu’à expulser la première occupante, qui le délaissera sans plus de résistance. Pourquoi cette convergence vers le sien ? Pourquoi ce mouvement de masse qui l’expulse ? Un bout de territoire convoité ; légué, donné ou abonné…
Catalina est née dans l’insécurité réelle de la ville de Bogota. Bruxelles est tout autre et pourtant le thème de l’insécurité est comme partout ailleurs souligné, rabâché, fer de lance de la plupart des politiciens. Où est la frontière entre réalité et sentiment d’insécurité ? Lors des balades dansées, Catalina convie le public à explorer des endroits de la ville où celui-ci se sent en insécurité. Elle les entraîne à regarder, goûter, toucher, écouter tout autant le danger qu’il imagine, que ce que l’endroit peut recéler de découvertes. Si la violence urbaine existe, le sentiment d’insécurité domine largement, alimenté par un discours politique qui l’utilise à ses fins propres. Hors de l’état animal, c’est notre mental qui construit le danger et érige les barrières. Se réapproprier son corps dans les rues de la ville, c’est enfin le percevoir tel qu’il est et laisser notre instinct réagir en conséquence. C’est percevoir notre contour entre le monde et soi. Il est fort à parier que la peur en sera moindre, le danger moins réel que son sentiment d’insécurité. Mais n’est-ce pas illusoire de nos jours, d’agir et de l’écrire en ces termes ? Les avancées technologiques en matière de miniaturisation nous ont rendu dépendant d’une quantité d’objets devenus presque transitionnels, mais qui surtout nous coupent de nos sensations de voyageurs. En permanence connectés au monde et aux autres, nous en perdons le nord. Aujourd’hui, le GPS guide nos pas, à peine pouvons-nous nous orienter sans lui, même lorsque celui-ci nous envoie dans ce que nous savons être la mauvaise direction. Notre écoute, notre regard converge vers une seule source qui nous branche sur tous les univers, mais notre espace n’a jamais été aussi restreint. Nous marchons repliés sur notre centre informatisé, regard rivé sur nos doigts crispés, nous oeuvrons sur des espaces de travail réduit à l’extrême, ne nécessitant pas plus qu’une table de bistrot. Les enfants eux-mêmes ont délaissé les arbres pour la console, et en oublient l’appréhension de et dans l’espace, la perception des différences d’espace. Que faire pour nous dé-lier, nous déployer, nous faire lever le nez, la tête, le regard? Comment sentir, s’étendre, tendre vers l’autre que soi, marcher dans la ville, les mains libres, les bras au rythme de notre corps-pendule ? Comment ainsi penser la ville, la vraie et la réelle ? Ce sont toutes ces interrogations qui font bouger le Collectif En Transit et bien d’autres danseurs et performeurs de par les villes du monde entier. Avec ce qu’on pourrait penser être de la naïveté, elles et ils seront sans doute les rares qui en cas de rupture de courant, pourront se déplacer d’un point à l’autre pour nous éclairer autrement dans l’élaboration de la ville de demain. Car pour entrer en résistance, aujourd’hui, les mots ne suffisent plus. La violence encore moins, comme l’a montré le chorégraphe turque, Erdem Gündüz, debout pendant des heures, silencieux et immobile au centre de la place Taksim, en hommage aux manifestants molestés par les forces de l’ordre. Les images de tout son corps tendu vers le lieu de manifestation ont fait le tour de la planète et, au-delà des langues et des cultures, dans l’être-là, son message est passé. Deleuze et Guattari n’écrivaient-ils pas: « Nous ne manquons pas de communication, au contraire nous en avons trop, nous manquons de création. Nous manquons de résistance au présent.» ?
(F.M.) Bruxelles, 24 juin 2013
Photographie : Collectif En Transit