QUAND LE CORBUSIER S’EXPOSE

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L’Esprit des Villes Numéro deux, éd. Infolio

Quand Le Corbusier s’expose / Retour sur la véritable première rétrospective européenne consacrée à Le Corbusier

La récente exposition que le Centre Pompidou a consacrée à Le Corbusier, Mesures de l’homme, est apparue comme l’événement couronnant le cinquantenaire de sa mort. Accompagnée de la sortie d’une poignée de livres (catalogues d’exposition, biographie « fictionnelle », révélation,… voir « Esprit critique »), elle a été largement commentée par la presse - et en particulier par Le Monde - qui en a fait une sorte de feuilleton hebdomadaire réveillant la guerre des clans : les pour-corbu et les contre-corbusier.

Paris, ville d’accueil du suisse Le Corbusier - là où sa « vie doit se faire », qu’il ne peut envisager de quitter au risque de se sentir « effroyablement déraciné » -, a convoqué en quelques semaines de vieux démons, atténués par le temps et refoulés en la plupart comme on en oublie les petites hontes qui jalonnent notre vie ; nonobstant néanmoins le fait que la trame dramatique va bien au-delà et s’enracine dans l’Histoire. Cette phase historique couvre particulièrement la période délicate des années d’avant-guerre et n’a pas de véritable fin puisque l’euphorie - justifiée - de l’armistice permit à une partie des « grands de ce monde » de glisser subtilement d’une idéologie à l’autre, et de se retrouver, après-guerre, à soutenir des projets communistes et/ou de reconstruction. Sous la légère ironie exprimée dans ces lignes, se cache évidemment la figure corbuséenne, dont de récents ouvrages n’ont fait que recouper et confirmer, preuves à l’appui, les rumeurs, intuitions et sensations de quelques passionnés, amis ou ennemis . Certains ont ainsi à mi-mots ou plus ouvertement dénoncés l’esprit fascisant (pour ne pas dire fasciste) de Le Corbusier, tandis que d’autres ont tenté de minimiser, à l’instar de Paul Chemetov, estimant compréhensible que la crise de 1929, suivie d’une vague révolutionnaire, puisse « légitimement faire peur à tous les possédants, à tous les partisans de l’ordre ». Et puis, ajoute-t’il, Auguste Perret, lui-même ne présida-t’il pas l’Ordre des architectes sous Vichy, tout comme à l’exception de quelques-uns, les architectes français ne furent-ils pas vichystes dans leur majorité? Si ce fut le cas, alors on peut à notre tour légitimement nous demander ce qui fait qu’une profession dans sa majorité se soit sentie attirée par la politique mise en place à cette époque et accepte encore aujourd’hui de se soumettre à l’Ordre des architectes établi suivant un projet de loi promulguée sous le Régime de Vichy.

Mais tout ceci n’a pas toujours nourri une telle polémique médiatique. Une année avant celle de Beaubourg, la réelle première rétrospective européenne, titrée Un atlas des paysages modernes, s’est installée au pied du Montjuïc de Barcelone - où fut jadis édifié le Temple de Jupiter -, avant d’être à nouveau présentée à Madrid. Elle passa relativement inaperçue, mentionnée principalement dans les agendas touristiques et les rubriques spécialisées. En marge de toute argumentation politique, l’exposition orchestrée par un fin connaisseur de l’oeuvre corbuséenne laissait déjà un profond malaise que rien dans la scénographie - ou les intentions - ne semblait justifier. Etonnement silencieuse dans sa globalité, l’oeuvre protéiforme venait à effacer l’homme, nous obligeant à nous pencher sur elle pour en tirer sa substance.

En nommant ainsi l’exposition consacrée à son rapport aux paysages à travers une oeuvre multiforme, il est probable que Le Corbusier n’était pas censé être comparé à Atlas, titan condamné par Zeus à supporter la voûte céleste jusqu’à ce qu’il soit un jour remplacé. Dans la Grèce antique (muse corbuséenne), le naïf Atlas crut un temps qu’il pourrait berner Héraclès pour que celui-ci porte à son tour la terre (son fardeau). Mais il n’en fit rien. Sous l’impulsion d’Athéna, Héraclès prit les pommes d’or ramenées par Atlas et décampa vite fait à la découverte du monde, laissant le pauvre Atlas sur place, submergé d’envie et de frustration. La postérité compensa et contre toute attente, les atlas géographiques tirèrent leur nom du titan et non du héros voyageur, ce dont fait plus communément référence le titre de l’exposition, première grande rétrospective organisée par le MoMA de New-York sous le commissariat de Jean-Louis Cohen. Il aura donc fallu attendre l’approche du cinquantenaire de sa mort pour faire aboutir ce projet déjà programmé en 1953. A l’époque, une succession de malentendus n’avait permis de trouver un accord entre l’institution et Le Corbusier, - malentendus remontant, par ailleurs, aux années trente. En 1932, alors qu’il n’y a pas encore mis les pieds, Le Corbusier compare les Etats-Unis à des adolescents du monde contemporain, et New-York, à l’expression de leur enthousiasme juvénile, audacieux, entreprenant , … Trois ans plus tard, il débarque pour la première fois sur le continent américain et, à peine arrivé à New-York, juge que « les gratte-ciel sont trop petits » . Ses propos, qu’il tentera de nuancer par la suite, sont directement relayés par la presse qui couvre sa visite. La suite ne lui sera pas plus profitable. Jouant de son statut de vedette, il tente de convaincre le milieu des affaires de le soutenir dans la réalisation de son grand projet urbanistique pour New-York calqué sur celui de Paris . Il rentrera bredouille en France et connaîtra un second échec en 1947, lorsqu’il sera écarté, après plus d’un an d’étude, de la réalisation du Siège des Nations Unies. A la suite du MoMA, c’est donc la Fundacio La Caixa de Barcelone qui accueille pour la première fois l’exposition sur le sol européen. En cinq chapitres, suivant la chronologie des premières expériences artistiques du jeune Charles-Edouard Jeanneret jusqu’aux oeuvres ultimes d’un Le Corbusier international, la rétrospective s’aligne sur le fil vert que s’est imposé le commissaire. Elle entend montrer - mais aussi démontrer - la sensibilité et l’attachement au paysage de l’architecte-peintre. «C’est Le Corbusier observant le paysage, fabriquant des paysages » explique Jean-Louis Cohen: une façon de redécouvrir son oeuvre poétique et artistique, à l’encontre des clichés assignés à l’architecte, comme celui de mépriser les villes ou d’être le « père des grands ensembles », ce qui est « largement faux » estime-t-il . Pourtant en une phrase, Jean-Louis Cohen, sans le vouloir, a résumé l’ambigüité du personnage qui défie les passions de ses admirateurs et de ses détracteurs, certains ne sachant pas toujours dans quel clan ils se situent. Sorte de Dr Jekyll / Mr Hyde, Charles-Edouard Jeanneret / Le Corbusier a construit une oeuvre dichotomique, fonctionnant sur un modèle binaire. Deux facettes d’un même homme qui s’alternent, passant d’une sensibilité presque romantique - principalement à ses débuts et par ses premières fréquentations - à une rigidité très prononcée lorsqu’il s’agit d’imposer ses idées. L’intérêt particulier de l’exposition tient en la richesse des documents : croquis, carnets, peinture à l’huile sur papier - magnifique « Embrasement » de 1910 -, natures mortes « puristes », plans à l’encre et maquettes d’époque, reconstitution d’intérieurs significatifs, dont le tout contribue à transmettre le côté prolifique du créateur pluridisciplinaire et autodidacte qu’était Le Corbusier. La qualité du traitement de la lumière, l’imbrication des espaces du dehors au sein du dedans, ou encore la simplicité des premiers meubles - dont on ne peut omettre la patte du duo Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand - provoque l’enthousiasme pour la période qui couvre le premier tiers du XXème siècle. Des années stimulantes où naissent quantité de nouveaux courants novateurs sous l’impulsion d’artistes et d’intellectuels qui parcourent le monde, le refont, se croisent et se rencontrent. Mais lorsque les années folles laissent place à l’instabilité des années trente, l’art et la créativité aussi s’effacent au profit de solutions urbanistiques et architecturales de plus en plus fonctionnalistes et radicales. L’industrialisation galopante et l’ambition capitaliste provoquent une succession de crises sociales et économiques. Face à la pénurie de logement et à l’insalubrité des villes de plus en plus peuplées, Le Corbusier espère enfin concrétiser ses projets urbains. Il veut - et ne sera pas le seul - participer à la transformation de la société, jugée en perdition. Il cherche alors appui de tous bords, du régime totalitaire stalinien au New Deal américain, sans hésiter à se tourner vers les nouveaux dirigeants d’une Allemagne, une Italie et même d’une France forte, ceux qui annoncent, à coups de promesses protectionnistes, une reprise économique et incarnent l’autorité politique, quelle qu’elle soit. Son concept, rendre la ville - et le citoyen - rentable , est basé sur l’augmentation de la densité urbaine et des espaces verts. C’est d’une simplicité édifiante comme la plupart des discours populistes. L’industrie génère de l’économie ? Il utilisera la standardisation et privilégiera la voiture. Il manque de la place et du logement ? Il prévoit d’édifier des villes pouvant accueillir dans ses tours, jusqu’à trois millions d’habitants. Le citoyen est mécontent ? Il calme toute envie d’anarchie en évitant recoins, lieux de rassemblement, places fermées, pour privilégier les grandes artères aérées, ses fameuses autostrades autour desquels s’édifient la plupart de ses projets. D’abord enthousiasmé par les cités jardins qu’il découvre en Allemagne en 1910 et dont il s’inspirera pour ses premiers projets de lotissement, il aura tôt fait de les rejeter en raison de leur trop faible densité et de ce qu’il considère être une erreur profonde, une illusion, un martyre imposé à l’ouvrier et à sa femme, cette « corvée domestique supplémentaire très grave ; grave pour le corps qu’elle déforme… Cultiver son jardin ! ». Il va alors les remplacer par des jardins suspendus et des toits-jardin, et préconiser, entre les immeubles, de grandes étendues de verdure destinées au sport et aux loisirs, auxquels il octroie plus de 85% de la surface au sol, démontrant ainsi à sa manière le gaspillage qu’occasionne le lotissement individuel. Très en phase avec l’utopie des années 20 et 30, il est convaincu qu’un esprit sain nécessite un corps sain et que l’ordre et la méthode protègent de toute déchéance, tout comme l’autorité, omniprésente dans ses écrits . La frontière entre purisme artistique et purisme idéologique est à ce moment-là très faible. Les 15% restant, réservés aux tours, sont scindés entre sphères privées et activités collectives, tours d’habitation ou tours des affaires, autonomes, et dont la hauteur gravie apporte un sentiment d’allégresse et de lyrisme tel qu’il le ressent lorsqu’il escalade la tour Eiffel. Il puise dans cette expérience - et dans ses origines jurassiennes - , les bienfaits des grands espaces, des vues à l’infini et la sensation de lévitation. Comme l’indique le titre de son livre, « Sur les quatre routes. L’automobile, l’avion, le bateau, le chemin de fer », le piéton déambulant dans la ville fait partie du passé au même titre que le carrosse ; il ne peut que parcourir les rues internes, ces longs corridors qui distribuent les unités de logement. « La rue nous use. Elle nous dégoûte, en fin de compte ! », s’exclame-t-il . Comment alors voir un visionnaire en l’urbaniste qu’il devient, lui qui ne renie aucunement le modèle haussmannien ? Aimant s’exprimer en image, Le Corbusier valorise la ligne droite et le plan en damier, modulé et orthogonal, qu’il oppose au chemin de l’âne, tout en courbe et hésitation. Il rejette la ville de Walter Benjamin, celle où l’on flâne et se perd. Aucun imprévu ne jalonne le parcours de l’homme. « L’homme marche droit parce qu’il a un but ; il sait où il va », écrit-il dans Urbanisme. D’où peut-être son attraction si vive et si nécessaire de chaque jour se baigner dans la Méditerranée lorsqu’il séjourne au Cap-Martin, retrouver la liberté de mouvement, la douceur et la sensualité que la mer lui procure, la tendresse des mots que depuis toujours le jeune Jeanneret réserve à sa mère. Ne peut-on qu’observer une tentative d’expérimentation urbaine dans un contexte idéologique particulier que pourtant il reproduit dans les projets destinés à Alger ou Chandigarh, villes marquées par le colonialisme et que l’architecture corbuséenne valorise ? Car Le Corbusier respectera la hiérarchie sociale mise en place par la politique colonialiste, qui représente à ses yeux les forces culturelles et économiques du pays colonisé. La Main ouverte érigée à Chandigarh en est une forme de consécration grandiloquente, comme sa référence au soleil et le culte qu’il lui voue. Où se situe alors son rapport au paysage et à la nature ? Après des débuts prometteurs, celle-ci devient la grande absente de l’exposition. Car au même titre que les hommes, Le Corbusier cherche à la dompter, faisant fi de ses particularismes géographiques et topographiques. Il la cadre, l’encage dans des cours intérieures, la délimite, l’adapte ou s’y encastre. Au même titre que les composants artificiels de béton et d’acier, les éléments naturels ne sont ni plus ni moins des éléments de composition de son architecture. Sa vision « écologique » de la ville de demain repose sur une architecture autocentrée et repliée sur elle-même, dans un écrin de verdure ou d’urbanité. Tout comme il n’envisage les échanges de bon voisinage, Le Corbusier semble dresser des frontières - parapets de béton, différences de niveau, fenêtres cadrantes - entre la nature et l’homme qui la contemple. Elle est vénérée, mise à distance, mais loin de son état sauvage et spontané. Ce qui en soi ne déroge pas à la thématique fixée, mais est-ce un axe suffisant pour nous ravir et nous distraire de ce qui en filigrane apparait exposé sous nos yeux et qu’aujourd’hui on commémore ? Ce sera sans doute aux historiens d’être un jour à même de déterminer ce qui a réellement motivé Le Corbusier à se rapprocher des pouvoirs forts - affinités idéologiques ou opportunisme -, et plébisciter ainsi l’Autorité. Peut-être, d’autres carnets noirs s’ouvriront au public et dévoileront le fond de sa pensée véritable, mais déjà, l’analyse des plans et la lecture de ses écrits publiés doivent nous inciter à la vigilance et à la prudence lorsque l’on expose pareille oeuvre. L’Histoire a tendance à se répéter, et les cinquante ans de la mort de Le Corbusier coïncident avec une remontée en Europe d’un fascisme à peine déguisé. Le contexte y est propice, les éléments sont réunis pour que certain-e-s profitent de l’angoisse que nous avons contribué à mettre en place. L’oeuvre de Le Corbusier est tout sauf solidaire et généreuse. Elle peut être remarquable dans son audace et sa forme, - mieux que la plupart de ses contemporains, Le Corbusier a été capable d’exploiter la technologie industrielle et surtout a su se construire une image, un label reconnaissable entre tous -, mais elle n’en est pas moins dangereuse. Car Corbu n’était pas l’Atlas qui soutient le monde, il se rêvait en Héraclès, sauvant les hommes de la dépravation. Et il est ô combien regrettable, qu’aujourd’hui, encore plus qu’hier, aucune explication, contexte historique, n’accompagne le visiteur, aucuns avertissements ne mettent en garde quant à la manière d’aborder ce genre d’exposition. On ne peut qu’en déduire, soit à la clémence des organisateurs, soit à la banalisation de l’oeuvre corbuséenne qui continue d’être d’une rentabilité sans faille. Et on aimerait que le monde de l’architecture et de l’urbanisme prenne ses responsabilités, gagne en courage, et laisse tomber la langue de bois pour oser sortir de son conformisme, s’insurger et participer à sa manière à la construction de notre société. Car, qu’on le veuille ou non, bâtir la ville et bâtir en ville est un geste éminemment politique. Ce qui fait qu’à la question dubitative de Paul Chemetov, « Le Corbusier fut-il fasciste ou démiurge ? », s’impose l’évidence : Le Corbusier fut fasciste et démiurge.

(F. M.) 31 août 2014 – 27 mai 2015

L’Esprit de Villes