PUBLICATION // DESIGN
Ecologik (Magazine trimestriel) N°61_Mars.Avril.Mai 2019
(Initiation au design durable par le biais de « news » dans la revue EK)
Révélant l’évolution de la mission du designer et par là-même, sa production, la Triennale internationale du design, Reciprocity, qui vient de se dérouler à Liège (Belgique) durant l’automne 2018, a mis l’accent sur la fragilité. Dès l’entrée de jeu, Clio Brzakala, directrice de Wallonie Design, et Giovanna Massoni, directrice artistique, ont proposé ce « sujet délicat qui touche notre rapport aux autres et à nous-mêmes, mais aussi le choix d’un engagement pour le design et sa capacité à apporter des pistes pour dépasser les difficultés ». Cette édition s’est déclinée en trois volets faisant état des recherches en matière d’un design pour prendre soin (Handle with Care), d’un design pour tous, adapté, participatif, ouvert et accessible (Design for (every)one), et des nouvelles pratiques architecturales lors de conditions de vie précaires (Precarious, Architecture & Design).
Commissaire du volet « design & soin », Nawal Bakouri est membre fondatrice et coordinatrice de la plateforme socialdesign, qui « recense, promeut et tente de décloisonner entre elles les pratiques de ces concepteurs d’innovation sociale et culturelle ». Handle with Care met en évidence non pas des solutions pour améliorer la pratique de l’acte médical, mais des possibilités d’intégrer l’handicap à un projet de vie, en créant des objets adaptés, participant au sentiment d’autonomie et de liberté d’expression, physique et corporelle, des personnes en fragilité. Loin d’un objectif normatif-performatif au risque d’être mis au rebut, ces propositions ont vocation d’accompagner, de prendre soin, de « déployer les capacités, plutôt que de palier les manques ». En complément du premier, le second volet, Design for (every)one, sous le commissariat de Lieven De Couvreur, fait état d’une intelligentsia (laboratoire) regroupant concepteurs, soigneurs et personnes porteuses d’un handicap, s’appliquant à créer des outils d’assistance, à échelle locale, offerts par l’open design et répondant aux besoins de chacun.e. Cette méthode participative et inclusive, permet de valoriser la multiplicité (variable) du potentiel humain en bousculant et déplaçant les normes, tout en reconsidérant les ressources existantes, amenant vers un design chargé d’histoires.
Ludivic Duhem, philosophe et responsable de la recherche à l’ESAD d’Orléans et de Valenciennes, évoque le besoin de retourner à la poésie, de réintroduire la notion de récit pour ne plus être au service de la consommation ; une poésie qui, gardienne de l’ordre moral contre les loisirs (negocio vs ocio) à l’Antiquité, est assimilée aujourd’hui à l’oisiveté de nos jours. Le temps de la transition est dépassé, la rupture, inévitable et indispensable. Le design se doit de (re)devenir une attitude qui consiste à produire de la fête, de l’event. De la joie contre le consumérisme. Mais la tâche n’est pas une seule partie de plaisir, le designer n’étant pas un animateur. Il se doit d’insuffler l’éphémère, puis d’en donner les codes pour que l’usager se l’approprie, le prolonge ou le reproduise à sa guise, invitant le designer à s’assurer régulièrement de la transmission, de ce qu’il en advient. L’autre écueil est d’éviter la récupération d’un design écosocial devenu à la mode, que pourraient exploiter les institutions commanditaires. Aux appels à projet, le designer n’a d’autres choix aujourd’hui que d’y répondre par la confrontation, forme quasi obsolète et peu durable à terme, ou par la stratégie : s’imposer puis proposer. Mais comment réussir à proposer de l’impermanence qui ne se vend pas, comment aussi se faire rémunérer pour de l’immanence dont le seul bénéficie sera le plaisir des sens et l’accroissement des sensations ? Juste se sentir plus vivant sans nécessité de dépenser à tout prix . Voici ce qu’enseigne Ludovic Duhem, une manière autre de faire du design, convoquant les anciens au passage - Kroll, Illich, Papanek -, car c’est d’eux aussi dont nous avons besoin aujourd’hui.
Photographies : © Stéphanie Marin, sChaise (photo © Stéphanie Marin)/Lanzavecchia + Wai, No Country for Old Men collection (photo © Davide Farbegoli)/Sophie Larger & Vincent Lacoste, Senior Mobile (photo © Jérôme Séron)